mercredi 31 octobre 2012

Aileron

À l'été 2003, sur les routes de France, je me promène à la rencontre d'âmes charitables partageant toit ou transport, aidé d'un pouce souvent brandi.

J'arrive à Nantes, grande et jolie ville de la côte atlantique. J'y accompagne un petit groupe de musiciens de Tours, venus se donner en prestation. Avant le spectacle, le propriétaire de la petite salle nous offre le repas au restaurant qu'il possède également. Au menu figure une darne de requin. N'ayant jamais mangé de squale, je me la commande.

Le concert est plaisant. Nous restons sur place quelques heures, puis je rentre avec Gaël, un des membres du groupe. Nous allons dormir chez ses parents, qui demeurent non loin.

Devant rentrer à Tours, le lendemain tôt il me dépose en bord de route. Je me dirige vers Vannes, en début de péninsule bretonne, car un étudiant universitaire rencontré quelques semaines auparavant m'a transmis les coordonnées d'un cousin en m'assurant que lui et sa femme seraient prêts à me rencontrer.

C'est au moment de notre rendez-vous que je me rends compte que ça ne tourne pas rond dans mes entrailles. Je ressens un vague inconfort, qui demeure tout de même gérable. J'en fais part à mon hôte. Médecin, il me donne un cachet devant m'aider. La nuit se passe bien, malgré tout.

Au matin, après le petit déjeuner, je les remercie pour leur hospitalité et vais explorer Vannes, une belle ville de province dotée de fortifications et de maisons à colombages. Mon état s'aggrave progressivement. Je vais à plusieurs reprises à la toilette publique, pour constater une consistance beaucoup plus liquide qu'à l'ordinaire. Mon système digestif est chamboulé, j'ai des sueurs froides. La journée avance, mais j'ignore toujours où je vais pouvoir dormir, la nuit venue.

En marchant vers la marina, je croise un couple dans la cinquantaine. Ils ne sortent pas de l'ordinaire, si ce n'est que la casquette de monsieur me surprend : elle est à l'effigie de la SPCUM, l'ancien acronyme de la police de Montréal!

J'adresse la parole à ce couple. L'homme m'indique qu'il est policier à la retraite. Il y a quelques années, il a été formateur auprès de policiers montréalais, d'où le couvre-chef qu'il porte en souvenir de son expérience.

Semble-t-il que j'ai bien caché mon jeu et que mon teint verdâtre n'était pas trop apparent, car après un moment, ils m'invitent chez eux pour le souper et la nuit. J'accepte volontiers, un peu soulagé de savoir que ce soir, au-dessus de moi il y aura un toit, et près de moi il y aura une toilette.
Ce n'est que bien installé chez eux que je finis par leur avouer que je souffre d'une terrible indigestion alimentaire aux dents de la mer. Ils se montrent compréhensifs, quoique la dame me paraît un peu déstabilisée par la révélation.

Je parviens tout de même à manger à table et à me montrer plaisant. L'effort m'est requis, d'autant plus qu'ils ont invité leur fille, son mari et leur jeune fille. J'estime faire plutôt bonne figure. La soirée se déroule plutôt bien.

Peu avant le départ de la fille et de sa famille, j'annonce que je tire ma révérence, malgré qu'il soit encore tôt, question de finir la lutte à l'indigestion dans mes quartiers. Se montrant indulgent à la lumière de mon état, monsieur me dirige vers leur chambre d'invités, située à l'étage, qui jouxte une salle de bains. Il s'assure que j'ai tout ce dont j'ai besoin, puis me souhaite bonne nuit.

Ma nuit est ponctuée d'une dizaine, voire d'une douzaine, de visites à la salle de bains. Je souffre d'une grave diarrhée, et chaque passage à la toilette ne résulte qu'en une petite quantité évacuée. Je me retrouve devant un dilemme : ou bien je tire la chasse chaque fois pour ne pas passer pour un sauvage ignorant tout des bonnes manières, au risque de les réveiller à tous coups car ils dorment au rez-de-chaussée, ou bien je laisse la cuvette accumuler des restants de requin en silence, au risque qu'au petit matin ils en découvrent l'horrible résultat.

J'opte pour la première option, entraînant un vacarme hydrique qui se répète la nuit durant. J'en ressens une certaine honte, plus vive à partir de la quatrième ou cinquième chasse d'eau. Ce n'est pas par hasard qu'au moment de me lever, alors même que je commence finalement à me sentir mieux, l'homme m'annonce que sa femme n'est pas là, ayant des courses à faire malgré qu'il soit encore de bonne heure. Tout indique que je ne verrai plus jamais cette dame.

Après un bref déjeuner, il me propose, ou plutôt m'annonce qu'il ira me déposer en bord de route pour que je puisse continuer mon aventure. J'accepte, et je le remercie pour son hospitalité. Je lui présente peut-être aussi mes excuses pour les caprices de ma digestion.

À nouveau en bord de route, revigoré par le petit-déjeuner et le sentiment d'être guéri, je souris aux conducteurs qui passent en songeant à cette épopée du requin avarié que je viens de traverser, sauvé par une casquette inspiratrice d'invitation.

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