dimanche 24 février 2013

En paire contre pertes

 Petit dernier de la famille

Depuis quelques années, en plus de clés, mon trousseau était équipé d'un tout petit canif, doté d'une lame, d'une lime à ongles et de ciseaux, souvenir de l'Île-du-Prince-Édouard rapporté par mes parents. J'utilisais presque exclusivement les ciseaux, la lame étant émoussée dès sa sortie de l'usine, et la lime à ongles étant, justement, une lime à ongles.

J'avais déjà réussi à faire passer mon trousseau de clés avec canif aux contrôles de sécurité il y a de ça quelques années en le dissimulant profondément dans mon sac de cabine, mais la semaine dernière on me l'a saisi à l'aéroport Narita de Tokyo, en route vers mon vol à Hokkaido. Triste fin pour un outil qui m'a rendu de précieux services au fil des années.

Pour le remplacer, j'avais prévu de me procurer un véritable canif suisse, format miniature, doté celui-là d'une lame digne de ce nom. Ce que je n'avais pas prévu, c'était que l'acquisition allait se faire non pas après mais avant mon retour à Tokyo.

Julien, si tu l'as acheté à Hokkaido, c'est que t'attendaient à nouveau les contrôles de sécurité, que je vous entends clamer. Et puisque la photo en début d'entrée montre ce qui semble être ce canif suisse nouvellement acquis, c'est que tu es parvenu à les passer, ces contrôles. Mais comment diable as-tu fait?

C'est justement ce que j'allais vous expliquer avant que vous ne m'interrompiez. Ah, désolé l'impudence, Julien. Raconte-nous ton anecdote. Maintenant on se tait.

Merci. Je racontais hier qu'un altruiste à la bagnole rouge avait eu la bonté de m'emmener jusqu'à l'aéroport. Son vol étant près de quatre heures plus tôt que le mien, après qu'il m'eut déposé je me demandais comment meubler mon temps. J'avais remarqué que l'aéroport était doté d'un onsen, mais peu ragoûté tant par son prix élevé que par la présence probable de touristes australiens en abondance, je me suis mis à chercher des solutions de rechange à proximité de l'aéroport. L'onsen le plus près se trouvait à trois kilomètres de la station Chitose, elle-même à deux stations de l'aéroport. J'avais décidé d'y aller.

Sur le chemin du retour, après m'y être lavé et détendu, j'ai remarqué une de ces boutiques d'occasion que j'adore, dénommées recycle shop (リサイクルショップ). En y farfouillant, je suis tombé sur une pleine boîte de canifs suisses miniatures. Il devait bien y en avoir une quarantaine, presque tous du même modèle que celui dont la photo coiffe la présence entrée. J'ai tout de suite pensé que la tenancière devait jouir de bons contacts au sein de l'aéroport, où ces canifs sont probablement confisqués par douzaines chaque jour. En tous cas, l'abondance contribuait au bas prix : 180 yens, deux dollars à peine.

J'ai passé la boîte au peigne fin, puis pour maximiser mes chances de réussite j'en ai acheté deux presque neufs, le premier destiné au fond du sac à dos, l'autre à la petite boîte de métal, dont le canif habituel avait été laissé chez moi. Au mieux les deux canifs allaient se rendre à Tokyo, au pire j'allais devoir les abandonner à Hokkaido, pour une perte de quatre dollars. J'étais amusé par la possibilité qu'ils finissent dans la même boîte, et il suffisait que l'un deux passe inaperçu pour me satisfaire. Et même dans le pire scénario j'étais désormais propriétaire d'un superbe décapsuleur, acheté dans le même élan.


(Après avoir franchi le détecteur métal, à l'aéroport.)
- Monsieur, puis-je inspecter votre sac? L'agente d'immigration semble presque embarrassée par sa requête.

- Bien sûr. Y a-t-il un problème?

- Le scanner nous a permis de détecter ce qui ressemble à un petit canif. 

- Petit canif? (Je fais l'innocent). Vraiment? Laissez-moi y penser. Ah oui! J'ai complètement oublié celui accroché à mon porte-clés. Désolé! Il est profondément enfoui dans le sac. Laissez-moi vous le sortir.

Je fouille avec un peu de difficulté car il est effectivement profond. Je me rends compte qu'elle n'a pas mentionné mon sac à bandoulière, qui contient l'autre objet interdit. Je retiens l'envie de sourire, de peur de me le faire également confisquer.

Je lui rends le canif. Semblant sincèrement désolée de devoir me le saisir, elle m'offre même d'aller l'enregistrer au comptoir de la compagnie aérienne. La vérité consisterait à lui dire que je me fous de perdre un couteau à deux dollars puisque j'en ai un identique caché ailleurs, mais d'un air faussement résigné je lui explique plutôt que le départ imminent de mon vol ne me permet pas pareil luxe, et que puisque c'est de ma faute, à l'avenir il m'incombera de faire plus attention.

Elle me remercie pour ma patience et me souhaite bon vol. En me dirigeant vers la porte d'embarquement, j'ai envie de sortir le canif rescapé, preuve tangible de mon succès, mais je juge bon d'attendre d'être arrivé à Tokyo. Le canif n'est pas sorti du bois, que je pense, cette fois sans m'empêcher de sourire.

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