Malgré que tous les signes pointent dans la même direction, un je-ne-sais-quoi m'empêche d'admettre que nous avons affaire à des escrocs, passés maîtres dans l'art de séparer le touriste de son argent. Peut-être que je souffre de dissonance cognitive, le plaisir jusqu'alors éprouvé en leur compagnie ne cadrant pas du tout avec leurs sombres desseins. Peut-être aussi qu'il m'est difficile d'accepter que je me suis laissé manipuler si aisément. Qu'importe, ma crédulité est chose du passé et désormais je suis méfiant, sur mes gardes.
Avant que leur stratagème ne se mette en branle, nous demandons de voir le menu. Aucun problème qu'ils nous assurent en nous le remettant, toujours aussi souriants. L'anglais qui y figure est impeccable, et donc douteux pour un commerce dissimulé dans un centre commercial hors des artères touristiques. Le thé le moins cher se détaille à 49 yuans la tasse, soit sept dollars. À cela s'ajoute le prix d'entrée, environ cinq dollars. Dans le scénario improbable où il s'agirait d'un commerce légitime dans lequel nous ne porterions qu'une seule tasse à nos lèvres, cela reviendrait à douze dollars chacun, pas exactement bon marché.
Prétextant que nous sommes pressés par le temps, nous leur annonçons que nous nous limiterons à une tasse. Une tasse et puis c'est tout, que je répète. Aucun problème, qu'ils me disent presque à l'unisson, une seule tasse et vous pourrez y aller, qu'ils me confirment, pour ensuite reprendre le menu et se remettre à nous poser, individuellement à moi et à Craig, une myriade de questions légères, tandis que l'employé s'apprête à verser le thé.
Première erreur cruciale de leur part. Attendez une minute, que je lance, j'ai précisé une tasse, n'est-ce pas? Pourquoi nous prendre le menu? Ne devrions-nous pas pouvoir choisir notre thé?
Pas de problème, tu peux choisir n'importe quel thé. Voilà!, que me lance la fille à ma droite en me donnant le menu à nouveau. Elle tente de maintenir son calme, mais je vois bien qu'elle est un peu sur la défensive.
J'enchaîne: et puis, j'aimerais préciser autre chose. Il est entendu que Craig et moi ne payerons que pour nos propres consommations, pas pour tous, n'est-ce pas?
Bien sûr que oui, que me répond la même fille, visiblement énervée, voire outrée. Tu n'es pas mon grand-père, tu ne payeras pas pour moi, je peux payer moi-même!, qu'elle ajoute sur le même ton.
En perdant ainsi son sang froid, elle me rend un grand service. Du doute quant à leurs motifs, je passe à la certitude. Cela me libère d'un poids. J'ai le cœur qui bat la chamade, mais paradoxalement je me sens serein. Posément et en pesant mes mots, je lui explique (et ce faisant je ne manque pas de remarquer l'ironie de prononcer pareilles paroles dans cette situation) : tu sais, on m'avait averti qu'une escroquerie répandue de Chine prend la forme de jeunes gens fort sympathiques abordant les touristes et les convainquant d'assister à une cérémonie de thé. Les victimes, ne comprenant la supercherie que trop tard, se trouvent acculées à des additions scandaleuses, dont le paiement est soumis à des menaces plus ou moins voilées. Comment donc puis-je savoir que vous ne vous adonnez pas à pareille crapulerie?
La fille, toujours aussi mécontente, y va de sa réplique, mais je n'écoute pas. Ces gens ont cessé d'exister pour moi. Je me tourne vers Craig qui a su m'ouvrir les yeux, je lui souris, et nous convenons de quitter les lieux. En nous levant de table, Craig leur dit au revoir, je ne dis rien.
Aucune goutte de thé n'a été versée. Ils ne nous ont pas pris d'argent, mais nous leur avons fait perdre du temps. Et puisque le temps c'est de l'argent, aurait-on affaire à un cas d'arnaqueur arnaqué, mon Craig?
Partie IV récapitulative
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